7h30, j’ouvre mes volets sur un ciel matinal sans tâche, d’un
bleu azur. La journée sera belle, les prémices du printemps qui s’annonce. Une
journée où les rayons du soleil nous feront languir des chaleurs à venir, mais
où le vent piquant nous rappellera le mordant de l’hiver. Nous sommes le 23
février 2017. Période pré-électorale. Christiane Taubira parle à la radio.
Et alors qu’elle parle de « dignité humaine », « d’humanisme »,
« d’égalité de tous les hommes, parce qu’appartenant à l’humanité », de
la « disparition des intellectuels engagés », ma tasse de café reste
en suspend à quelques centimètres de mes lèvres et mon regard plonge dans le vide de mon appartement. Mais de
quoi parle-t-elle ? Les grands penseurs de l’humanisme sont au Panthéon,
leur cœur a arrêté de battre depuis longtemps. Les personnalités politiques d’aujourd’hui,
en plein combat de coq pour avoir l’ (auto)satisfaction de s’asseoir sur
le trône suprême de l’Etat, ne citent plus Hugo, Zola, Gamsci, mais Steve Jobs,
Bill Gates ou… la Bible !
Pourtant, ce matin, j’ai entendu un son étrange, une voix
qui veut nous rappeler à ces cœurs endormis, à ces grandes figures, à ces
grandes idées. Et pourtant une voix sévère. « Je ne vois plus de grandes
figures engagées ». Qui défend les opprimés ? Les humiliés ? Qui
refuse de leur faire porter le poids des échecs de notre société ? Où est
notre Zola ? Notre Olympe de Gouges ? Notre Hugo ? Notre Voltaire ? Qui aujourd’hui
encore est humaniste et s’élève au-dessus de la défense des intérêts
particuliers de sa personne, de sa famille, de sa classe sociale ou de son
parti ? Qui aujourd’hui pense toute
l’humanité comme un groupe d’égaux, blancs, noirs, sémites, riches, pauvres,
athées, chrétiens, musulmans, juifs? Egaux devant la loi, égaux en droit,
mais surtout égaux en dignité. Qui ? Je n’en vois pas.
J’ai rougi alors de vivre dans une société aveuglée par ses
idéaux, tellement sûre que la liberté -l’égalité - la fraternité ont été acquises
par nos lointains ancêtres sur les barricades sanguinolentes de 1789, qu’elle a
perdu le goût de se battre pour eux. Une société tellement fière de son passé
glorieux, tellement convaincue du happy end des livres d’histoire de France, qu’elle
a oublié que rien n’est acquis. Ambroise Croizat (un des
fondateurs de la sécurité sociale) nous avait prévenu « il n’y a pas d’acquis
sociaux, il n’y a que des conquis sociaux ». Et pourtant, nous nous sommes
endormi. Nous avons étouffé les cœurs battants. Nous avons construit des cases
où les ranger et nous y avons collé les étiquettes « marginaux », « utopistes »,
... « idéalistes » !
Il y aurait beaucoup à dire sur la perte de nos idéaux, sur
l’aveuglement et sur ce que nos esprits de révolte endormis laissent faire tous
les jours.
Un mot seulement pour aujourd’hui. Car rien n’illustre mieux
que l’exemple.
A 13h hier, mon voisin vient prendre le café chez moi. On
discute de tout de rien, de voyages et d’amour. Et de politique. Il me dit qu’il
a très peur des élections, ça l’inquiète. Oui, moi aussi, je suis très
inquiète. Mais ce n’est pas la même inquiétude. Lui, il a peur du racisme.
« Je m’appelle Yacine Bensaoud. T’as vu ma gueule, on
peut pas se tromper ! Depuis 3 ans le regard des gens change, je le vois
dans la rue, quand je vais dans le centre-ville, il y a des regards qui n’existaient
pas avant. Et puis j’ai plus de mal à trouver du boulot. Au téléphone ça va,
parce que j’ai pas d’accent, donc ils me prennent pour…, mais quand ils me voient
arriver… ça change de ton direct. Deux fois ça m’est arrivé, je vais à l’entretien,
même pas un bonjour, il me voit « j’ai déjà trouvé quelqu’un. Merci au
revoir ». Avant j’avais des cheveux et un peu de barbe, j’ai tout rasé tellement
ça m’a énervé. Je suis pas croyant, je suis homosexuel donc t’imagines, double
peine quoi ! Et encore ça va parce que parfois je peux me faire passer
pour un Antillais, ça passe mieux qu’Arabe ».
Et encore ça va parce
que parfois je peux me faire passer pour un Antillais, ça passe mieux qu’Arabe.
J’ai soudain la nausée. Mon regard plonge dans le sien, je
ne sais pas quoi dire. Je réalise. C’est vrai qu’il a « la gueule d’Arabe »,
qu’il est homosexuel, ça ne m’avait pas semblé être des éléments importants
auparavant, c’était juste mon voisin. Mais je réaliste que beaucoup ne voit que
ça. Avant de voir l’homme ils voient l’arabe, avant de voir la personne ils
voient l’homosexuel, avant de voir leur égal ils voient le différent. Je
partage alors un peu de son inquiétude, qui s’ajoute à mon dégoût et à mon
sentiment d’impuissance.
Le racisme est pervers, sournois, il revient dès que nos cœurs
humanistes s’assoupissent. Personne n’a plus peur de dire qu’il vote FN aujourd’hui.
Dire « c’est la faute des Arabes », « encore ces rebeus qui
foutent la merde », « si y avait moins d’immigrés », est devenu
d’un banal ! On l’entend à chaque coin de rue, à chaque café du commerce.
Et même à la tv, dans des émissions « « sérieuses » » où
dire que « Bamboula, ça va encore, c’est à peu près convenable », ne suscite
aucune indignation populaire.
J’ai fait l’exercice de changer dans les discours entendus
autour de moi le mot « arabe » par le mot « juif ». Et j’ai
eu l’impression d’entendre une chanson familière, déjà rencontrée dans mes
livres d’histoire, juste avant un beau et assuré « plus jamais ça » !
Sommes-nous si sûr de ne plus jamais
avoir ça ?
Nous avons tout. Les principes, les idéaux, les exemples. Il
nous manque la volonté et le courage.
J’ai éteint ma radio, le cœur gros. J’ai pris mon manteau et
enroulé mon écharpe autour de mon cou. Et je suis sortie affronter le froid
piquant. Alors j’ai tendu mon visage vers les premiers rayons du soleil, et j’ai
eu comme l’impression qu’il me murmurait l’espoir d’un printemps chantant les
cerises...
Mais peut-être ne suis-je qu’une « idéaliste »…