mercredi 5 février 2014

Le temps qui passe et le temps qui tourne

Au nouvel an mongol, comme en France, on mange ! On mange beaucoup. Mais contrairement à la France, on mange plusieurs fois par jour, et pendant plusieurs jours ! Il faut donc avoir l'estomac solide...

Le 31 janvier dernier était le premier jour de l'année du cheval, selon le calendrier lunaire commun à la plupart des pays asiatiques. Pour bien commencer l'année, nous sommes allé au monastère bouddhiste principal d'Oulan-Bator, le Gandantegchinlin.


 Comme le nouvel an mongol correspond aussi au nouvel an tibétain, il y avait une forte animation dans le monastère. 


Les gens viennent en famille et s'habillent de leur plus beaux costumes traditionnels (deels). Verts, roses, bleus, brodés, dorés, couleurs lumineuses rompant avec le blanc et le gris monotones de la ville. De la ceinture de cuir au chapeau de fourrure en passant par les bottes multicolores, chacun porte ce qu'il a de plus beau et de plus cher pour que la nouvelle année soit abondante et généreuse.



Les moines se rassemblent au son de la conque puis entrent dans les temples pour commencer la cérémonie du nouvel an. Ils s'installent alors en tailleur sur leur banquette et récitent de longues prières sur un ton monocorde, régulées par le son des tambours et des tingshas (les cymbales tibétaines). Alors que certains mènent la prière, d'autres s'occupent de l'évolution de la cérémonie : distribution de thé, offrandes, construction d'une sculpture de graines, bénédiction des laïcs. D'autres encore s'endorment ou passent des coups de téléphone avec leur smartphone !

Alors que dans une église on avance du fond vers l'hôtel, en suivant une ligne droite, dans un temple bouddhiste il faut "circuler" dans le sens des aiguilles d'une montre, en tournant autour de l'assemblée des moines.
Le cercle est un symbole fort dans les sociétés historiquement bouddhistes, alors que dans les sociétés d'influence chrétiennes c'est la ligne droite qui domine. En effet, après la mort, les âmes retournent dans le cercle des réincarnations pour les bouddhistes alors qu'elles montent au paradis pour les chrétiens.

Ces visions circulaire versus rectiligne du monde ne se limitent pas à l'espace. Le temps est aussi culturellement codifié.

Il n'y a pas vraiment de début ou de fin pendant la cérémonie bouddhiste, les laïcs restent le temps qui leur convient, aucune limite de temps n'est imposée. Ils entrent, font une offrande, se recueillent et repartent. Ainsi, la circulation dans le temple est permanente, les gens tournent et le rythme des chants reste régulier, comme dans un tourbillon.

Et nous, perdues dans notre vision rectiligne du monde, nous attendions "bêtement" le début ou la fin de quelque chose... Ces différences culturelles dans notre conception de l'espace et du temps ne se réduisent pas aux cérémonies religieuses, elles nous jouent aussi des tours au quotidien !

D'où, probablement, la grande difficulté que les occidentaux ont à s'adapter à la gestion du temps à la mongole. Pas d'emploi du temps, pas d'horaire, pas de programmation en avance. Pour avoir un rendez-vous, même professionnel, avec une personne, rien ne sert d'appeler 3 semaines en avance (je pense d'ailleurs commencer à m'adapter car, rien que le fait d'écrire "3 semaines en avance" me semble déjà aberrant!), Rien ne sera sûr avant la veille du rendez-vous.

Illustration : je dois avoir un cours particulier demain soir, mais bien sûr, il n'a pas été confirmé. J'appelle donc la coordinatrice pédagogique de l'Alliance pour savoir si le cours est confirmé et pour avoir, peut-être, le lieu et l'heure du cours... Elle me répond simplement "je ne sais pas, ils doivent appeler demain matin, on verra ça demain tu veux bien !". Demain est un autre jour.

Un autre exemple, pour le Tsagaan sar, le nouvel an mongol, une de mes amies m'a proposé d'aller rendre visite à sa grand-mère à la campagne le week-end dernier.

"Peut-être vendredi, ou samedi, je t'appelle !".

Jeudi soir, un texto "On ira chez ma grand-mère demain, d'accord ? Je t'appelle demain matin pour te dire l'heure."

Vendredi matin, 10 heures.

"- Je passe te prendre dans 1 heure chez toi, ça te va ?
- heu... Pas de problème, je ne suis pas chez moi, mais si je cours, dans une heure j'y serai !"

4 heures plus tard. Sa voiture arrive devant chez moi.

"- Désolée, le trafic.
-Pas de problème..."

Pour Tsagaan sar, tout le monde rend visite aux différents membres de leur famille, le trafic dans la ville se retrouve donc plus dense que jamais...
Après 2 heures de parechocs contre parechocs, nous arrivons donc chez la grand-mère. L'accueil est extraordinaire ! Une jolie petite mamie toute frêle et ridée se tient au bout de la table. Elle porte un grand deel rose et un chapeau en feutre. Son visage se plisse encore davantage lorsqu'elle nous voit entrer et elle se met alors à rire comme une enfant. Nous lui tendons un khadag (foulard en soie bleu) et en échange, elle nous offre l'un de ces merveilleux sourires de vieilles personnes, édenté mais encore pétillant de vie. Sur la table trônent le shiniin idee (gâteau traditionnel) et un demi-mouton. Nous nous asseyons sur les canapés, les hostilités peuvent commencer !
Après les salutations, on nous sert un suutai tsai. Puis, les mongols s'échangent leur tabatière, chacun prisant dans la tabatière de l'autre puis la rend à son propriétaire. Ceux qui n'ont pas de tabatière, ce qui était mon cas, prisent quand même ! Ensuite, il faut faire honneur à la nourriture, présente en très grande quantité : mouton bouilli, langue de bœuf, salade de pomme de terre et bien sûr, les buuz, des montagnes de buuz (raviolis de moutons à la vapeur) !
On nous ressert également régulièrement du suutai tsai, mais aussi du lait de chamelle, de la vodka (3 verres minimum !) et de l'aïrag (lait de jument fermenté, donc légèrement alcoolisé). Mon attitude sûrement un peu gauche et mes tentatives de discussion en mongol ont fait l'hilarité de la petite grand-mère pendant deux bonnes heures, et puis c'était déjà l'heure de partir.

Certains visitent jusqu'à 10 familles dans une journée, les gens ne restent donc généralement pas plus de 2 heures dans chaque maison. Le rituel est toujours le même, on se salue, on mange, on reçoit les vœux de bonheur et de prospérité de chacun et on repart, et ainsi de suite pendant 3 à 10 jours. L'heure n'a pas d'importance, les événements ne s'enchaînent pas, ils se répètent d'une maison à l'autre.

Sur le cadran de l'horloge du salon de la grand-mère, l'aiguille des minutes effectuait ses rotations régulières alors que l'aiguille des heures, inerte, pointait toujours le 6. Belle illustration de la temporalité mongol, le temps tourne mais n'avance pas. Aujourd'hui, demain, dans une semaine, 1 heure, 4 heures, quelques minutes, une journée, quelle importance ! Le futur est la renaissance du présent. La vie, les saisons, le temps tout n'est qu'un cycle qui se répète à l'infini.

Naissance, mort et renouveau.

Le monde est ainsi fait, rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme, à l'infini. Alors, pourquoi s'inquiéter du temps qui passe ?


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